L'Insee en retard d'un Boulevard

Au XXe siècle, on parlait du  « versant Nord-Est  » avec commisération. C'était le contraire au XIXe où l'on enviait Roubaix-Tourcoing, ces deux villes sœurs qui se disputaient le titre de capitale mondiale de la laine et formaient une seule agglomération. Les Lillois prenaient ces lainiers pour des rustres car eux côtoyaient également des intellectuels  : fonctionnaires, universitaires, juges et avocats, architectes, professeurs. Chacune de ces trois villes avait sa chambre de commerce et son syndicat patronal, son théâtre et son équipe de foot, Olympique lillois et Racing club de Roubaix, sa compagnie de tramway, CGIT et l'Electrique Roubaix-Tourcoing, son tribunal de commerce et son boulevard Lebas, Jean-Baptiste à Lille, Jean à Roubaix car le maire franc-maçon détestait les bondieuseries. Ces mondes s'ignoraient et pour franchir les 10 km qui les séparaient, les calèches cahotaient sur d'étroites routes pavées qui traversaient le Baroeul, Marcq au Nord, Mons au Sud.

Enfin Alfred Mongy vint. Un ingénieur de  génie qui eut l'idée de construire à travers champs, à la pioche et à la brouette, un boulevard large comme les Champs-Élysées, doublé d'un tramway à voie métrique ringardisant le tram lillois à écartement d'1,40 m bon pour la traction hippomobile. Il fut inauguré le 5 décembre 1909. 80 ans plus tard, métro et VRU vinrent doubler tram et boulevard.

Ce monde du XIXe n'est plus mais l'Insee l'ignore et continue à considérer deux bassins d'emploi. Sait-il seulement qu'il existe une MEL dont il est permis d'espérer qu'elle sera peut-être un jour, suffrage universel direct aidant, une ville unique plus que millionnaire  ? Aujourd'hui, les Lille-métropolitains jouent à saute-frontière plusieurs fois par jour. Ils habitent ici, travaillent là. Ils font du sport ici, vont au spectacle là. Ils vont à la messe ici, au cinéma là. Ils achètent à Auchan Roncq ici, à Carrefour Wasquehal là, au gré des promotions. Ils se forment à l'Université ici, dans une grande école là. Et si l'Ieseg à Lille vient chasser sur les terres de l'Edhec à Croix, ingénieurs, chercheurs et start-uppers qu'ils sortent de l'Ensait à Roubaix ou de l'Icam à Lille font ensuite carrière aussi bien chez OVH à Roubaix qu'à Euratechologies à Lomme. Plus tard, ils se soigneront ici, mourront là. Ils seront enterrés ici ou incinérés là. Un chassé-croisé permanent qui bouchonne sur les routes, s'entasse dans le tram, étouffe dans le métro. Avec la grille de lecture du passé, l'Insee oublie qu'un million de Lille-métropolitains forment non seulement un seul et même lieu de vie mais encore un seul et même bassin d'emploi. Alors, que signifient ces statistiques d'un autre âge  ? La ligne de démarcation n'a-t-elle disparu en...1909 ?