Jean-Paul Delevoye, Président du conseil économique, social et environnemental

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France

Quelle est votre lecture de la situation économique actuelle?

A chaque fois qu'il y a eu un changement profond des modes d'énergie et des modes de communication, on a assisté à une métamorphose, pas à une crise mais à un profond changement de la société. Certes, il y a une crise budgétaire, économique, sociale, d'emploi, mais c'est une crise des systèmes. La métamorphose est en train de transformer en profondeur la société. Et là, ca va marcher.

 

 

Donc vous êtes « branché » Rifkin?

Si on regarde l'énergie : au XIXe siècle, avec le charbon on a eu un décollage majeur de l'industrie; au XXe siècle avec le nucléaire, on a vu un deuxième souffle. Avec le gaz de schiste aux Etats-Unis, les renouvelables, on est dans une nouvelle ère. Croissance et énergie sont liées. Quand vous regardez les années soixante, jusqu'aux années 2012, la croissance décline. Nous serons durablement dans des croissances de 1 à 2% en Europe. A ce niveau, on ne finance pas nos dépenses de retraites et la santé. Et on ne crée pas d'emplois.

 

 

Mais est-ce seulement une question d'énergie ? De compétitivité? De modèle ? Quand on regarde la compétitivité française et l'allemande, les différents PIB ont été identiques pendant quinze ou vingt ans. Depuis quelques années, la France décroche et l'écart est de 500 milliards avec l'Allemagne. Si je prends la comparaison automobile, qui est essentielle pour la région, on se demande s'il y a un avenir pour la filière française? Renault va investir l'année prochaine 2,5 milliards, Peugeot même chose, Volkswagen à lui seul va investir 10 milliards. Il n'y a pas de problème de coût du travail mais de répartition de ce coût. Les salariés ne touchent pas assez d'argent et les entreprises payent trop, en brut. D'où le débat sur le transfert des charges.

 

 

Faut-il, selon vous, une reforme de la fiscalité ?

Bien sûr. Quand nous étions une société agricole, l'impôt était basé sur la terre, le foncier. Quand on a basculé dans une société industrielle, l'impôt a porté sur l'outil, la taxe professionnelle. Aujourd'hui, nous sommes une société de consommation et de flux capitalistiques. Donc à l'évidence, on devrait avoir une réflexion sur la fiscalisation de ces flux et de cette consommation. L'impôt sur le revenu en France aujourd'hui n'est plus du tout à la hauteur. Il est mité de partout, bourré de niches... Et on n'a plus du tout de notion d'équité. Jusqu'en 82, 83, il n'y avait pas de problème de dette, car les outils financiers étaient maîtrisés. Ensuite on a libéralisé ces outils, notamment le second marché. Et vous avez de façon très nette aujourd'hui le décrochage entre la performance des entreprises et la performance sociétale. Dans les trente glorieuses, à chaque fois qu'il y avait croissance, il y avait amélioration collective et une certaine équité. Depuis 1982, les écarts se creusent entre les plus riches et les plus pauvres. Jusqu'où les peuples accepteront-ils une hausse des inégalités?

 

La région présente des disparités entre territoires. Comme les bassins de Lens et Calais en grande difficulté. Comment l’interprétez-vous ?

Les territoires ont des potentialités différentes. Et un des meilleurs investissements que l'on doit faire sur un territoire c'est l'ingénierie de projet. Quand un territoire décolle, vous avez systématiquement un trio gagnant : un leader politique, une formidable ingénierie et une capacité d'anticipation. On a vu ça à Bordeaux, Marseille, Lyon. Dans la région on a vu ça avec Mauroy à Lille, Delebarre à Dunkerque et on voit aujourd'hui Bouchart à Calais qui commence à avoir des projets. Les collectivités, c'est comme les paquebots, il faut dix, quinze ans à arrêter le déclin et autant à repartir. Et là il y a un choc des temporalités. Cette énorme dépendance du bassin minier par rapport au charbon, Boulogne par rapport à la pêche, ces forces du passé étaient aussi des fragilités de

l'avenir car toutes les structures étaient orientées pour maintenir le plus longtemps possible cette dépendance. Le monde est en train de bouger à toute vitesse mais pour concevoir une dynamique il faut vingt ans.

 

Jean-Louis Borloo a été plus vite à Valenciennes...

Oui. Toyota à un moment donné est venu apporter un vrai souffle. Il y a eu une stratégie d'ensemble et la mobilisation d'un projet politique et d'une ingénierie. Or les indicateurs de développement ne sont pas naturels – le développement n'est pas un état naturel, c'est l'inverse qui l'est. Ce qu'a su faire Borloo, c'est détecter les potentialités de son territoire et les mettre en avant. Et c'est vrai que le bassin minier a été à un moment donné la victime de ses propres déchirements internes.

 

Pensez-vous qu’avec le Louvre Lens, on tient un vecteur de développement pour l'avenir très fort ?

Ce que je trouve pertinent dans le choix du Président Chirac c'est que plutôt que d'opter pour des villes comme Arras où il y avait déjà une présence culturelle forte, il a souhaité au contraire aller dans un territoire pauvre en la matière. Formidable révolution. Et sur le plan culturel, ça a été à mon avis un outil extraordinaire pour l'estime de soi du bassin minier, un outil pour l'économie du tourisme culturel. Mais attention, c'est une économie de la consommation. Cela sera-t-il suffisant pour assurer le développement du territoire? La réponse est non. Ca va donner un coup de fouet pour le tertiaire, et une capacité d'attractivité pour une économie secondaire. C'est un élément essentiel mais pas suffisant.

 

Le bassin minier est caractérisé par une gouvernance atomisée. Faut-il changer le cadre de nos collectivités ?

On a souvent un débat sur les structures et peu sur les objectifs. Quelle est la place que l'on doit accorder à la régulation publique ? Quel est le rôle de l'argent public par rapport à des politiques de développement? Comment mobiliser l'épargne privée pour les projets publics? Comment marier universités et entreprises? Sur la capitalisation des entreprises : nous sommes dans la région qui a inventé le capitalisme familial. Et son côté noble, à savoir la capacité à créer une affection entre ceux qui possédaient l'entreprise et le salariat. Alors qu'aujourd'hui, l'actionnariat, via les fonds de pensions, a tendance à rompre cette communauté d'intérêt. Comment retrouver l'esprit de ce capitalisme familial permettant de stabiliser notamment des projets à caractère industriel? Car dans le capitalisme pur et dur, il y a une rotation très rapide des capitaux et on privilégie le court terme. Or dans l'industrie c'est le moyen terme qui compte.

 

Il faut prendre des idées du côté de l'Allemagne et de l'Italie ?

Bien sûr. Et c'est la raison pour laquelle je pense que dans une région comme la nôtre, il y a aujourd'hui moyen, et notamment par l'économie du numérique, de mobiliser de l'épargne privée sur des projets régionaux. La région peut être un facteur de cautionnement, de sécurisation d'une capacité d'investissement forte au profit des entreprises industrielles régionales. Quand vous regardez le miracle du développement allemand, c'est le mariage entre une caisse d'épargne de proximité, des collectivités et leurs entreprises et entre les outils de formation et les salariés. Et enfin, ce sont des syndicats forts et des dirigeants responsables. Et des grandes entreprises qui intègrent les plus petites sans les écraser. La région, par sa culture, par ses grands capitaines d'industrie, par la qualité de sa main d'œuvre pourrait arriver à trouver ce souffle industriel du XXIe siècle. Et là, la région a des atouts de sympathie de proximité, de convivialité...

 

Et en même temps on est bloqués à 3 points de chômage de plus que la moyenne? Malgré toute la bonne volonté, on est à la traîne, comment expliquez-vous les choses ?

Dans la région, on a un problème de localisation de l'échec et d'évasion de la réussite. On a de formidables outils de formation mais on ne sait pas retenir nos talents, tout simplement parce que dès que vous donnez des compétences à quelqu'un, plus vous élargissez le champ des possibles, c'est le charme de la mondialisation. On a un vrai défi d'attractivité de notre région pour les talents, mais il ne faut pas désespérer car toutes celles et ceux qui viennent dans le nord trouvent une région extrêmement dynamique, sérieuse et l'image est en train de changer. Le discours un peu pleurnichard type : « On est les plus malheureux, c'est la faute de l'Etat » est en train de donner place à une région qui a certes des problèmes mais qui connaît des fleurs du succès qui sont un peu étouffées.

 

Faut-il solder le passé industriel et passer à l'économie numérique?

Tout pays qui se développe a besoin d'une force industrielle. En Europe, on est en train de passer à côté de débats politiques lourds. Quand je vois que l'Europe n'a eu de cesse de mettre les Etats en concurrence les uns avec les autres, et les entreprises les unes avec les autres, on a neutralisé la puissance européenne en évitant de faire des champions internationaux. Une des questions, c'est de savoir s'il y a un avenir pour l'industrie chimique en Europe? Or on voit bien qu'en fonction de cette réponse, on a des impacts pour la région. Idem pour l'automobile. Les Chinois sont passés en moins de 10 ans de 600 000 à 14 millions de voitures fabriquées. On voit bien que le marché de développement c'est celui là.

 

Etes vous optimiste sur la réalisation du canal Seine Nord ?

Pour moi, il ne s’agit pas de justifier sa création, on voit bien que si l'on se projette sur 25 ans, on ne pourra pas ne pas le faire. On aura une population mondiale de 9 milliards, on a besoin d'augmenter de 70% la production agricole avec moins de sols, moins d'eau, moins de chimie. Le développement des matières dangereuses, de la consommation va vite provoquer une saturation des flux routiers, le canal Seine Nord est un élément déterminant de l'avenir, surtout quand on sait que croissance et mobilité vont de pair. C'est d'autant plus important que l'Europe est ouvert aux project bonds, donc si on passe de 6 à 30 % de financements européens, avec une petite augmentation des contributions des collectivités, on arrivera à faire le canal. Cela étant, c'est difficile de dire ce qui va se passer, car les contraintes budgétaires sont telles, on peut parfaitement considérer que l'on ne peut pas financer ce projet. On serait là dans une vision de court terme. Mais c'est pourtant un enjeu déterminant de la croissance de demain, et d'ailleurs, les investisseurs ne s'y trompent pas, il n'y a aucun problème de financement des plateformes.

 

Il faut repenser le financement de ce type d'infrastructures?

Bien sûr, c'est comme le tunnel sous la Manche, ce n'est pas sur 20 ans qu'il faut le financer, mais sur un siècle. Il faut voir quel produit d'épargne on peut mettre en place pour assurer la rentabilité des intérêts. Il faut trouver des moyens de financement nouveaux, des moyens de régulation de la dette nouvelle et des investissements avec un retour qui ne serait pas dans la comptabilité publique.

Comment analysez-vous le choix du Douaisis pour l'implantation d'Amazon ? La France a de vrais atouts reconnus, la qualité de ses sciences mathématiques, celle de ses cadres, leur réactivité et leur talent sont des éléments qui arrivent à compenser certains points faibles, tels que le coût du travail, l'instabilité fiscale. On a là le mariage d'une pertinence géographique, d'un espace libre, d'un réseau d'infrastructure dense (mais attention à la saturation) et d'une créativité et une inventivité française reconnues. Sans oublier la mobilisation collective régionale, qui a joué.

 

La fusion des conseils généraux du Nord et du Pas-de-Calais a souvent été évoquée, qu'en pensez-vous ?

On s'aperçoit que si on devait diviser autrement la région, on aurait sans doute des divisions plus verticales. Cela pose surtout la question des territoires interstitiels, car plus on va renforcer les métropoles, comme Lille, Dunkerque et Valenciennes, plus on risque d'avoir des territoires vides, difficiles à gérer.

 

Où sont les gisements d'emplois et de croissance régionaux ?

Dans le numérique. A tel point que les entrepreneurs régionaux ne trouvent pas de main d'œuvre, souvent payée à 2000€. Il y a là un gisement d'entreprises qui se créent, et du fait de femmes et d'hommes de la région. Cela fourmille de partout, et d'ailleurs cela fout la trouille à toutes les structures, y compris consulaires, où tout est basé sur le pouvoir. Quid du droit du travail avec le télétravail? Quid de l'hôpital avec la télémédecine? Quid des politiques avec les forum citoyens? On le voit avec le mouvement des pigeons... Je suis très frappé par une formule de Nicolas Hulot : « On entend le bruit des arbres qui tombent, jamais le bruit des arbres qui poussent ». Il est vraiment en train de se passer quelque chose.

 

Bio express

1947 : Naissance

1974 : Conseiller municipal d’Avesnes les Bapaume

1980 – 2001 : Conseiller général du Pas-de-Calais

Depuis 1982 : Maire de Bapaume

1986 – 1988 : Député du Pas-de-Calais

1992 – 2002 : Président de l’Association des Maires de France

2002-2004 : Ministre de la fonction publique de la réforme de l’Etat et de l’aménagement du territoire

2004 – 2000 : Médiateur de la République

Depuis nov 2010 : Président du Conseil économique social et environnemental

Photos Sébastien Jarry

Propos recueillis par Olivier Ducuing et Marie Raimbault

Ces articles peuvent également vous intéresser :

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

La start-up 9h37 prend le TGV

Le spécialiste de solutions logicielles pour les professions libérales de santé vient de lever 250 K€ auprès de Finorpa

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

La région à l'écoute de son industrie automobile

Une séance commune région-Ceser s'est voulue rassurante sur l'avenir de la filière et de ses 36000 salariés. Mais a un peu oublié les équipementiers, principales victimes de la crise.

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

Gérer le risque alcool au travail

Fêtes de fin d'années, signatures de nouveaux marchés, anniversaires... les occasions de boire un verre ne manquent pas en entreprise, avec autant de risques d'alcoolisation non contrôlée. L'alcool est responsable de 15 à 20 % des accidents du travail. Comment prévenir ce risque ? Que faire face à un collaborateur en état d'ébriété ? Conseils d'experts et témoignages.

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

Follow the Sun veut rayonner dans la CRM online

La structure, créée par quatre cadres dirigeants d'ETO, vient de lever 3,8 M€ pour mener à bien ses grosses ambitions dans la CRM

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

WC Loc ouvre ses portes au FSI et la SocGen

Wambrechies. Le leader français des toilettes mobiles invite FSI Régions et SG Capital Partenaires à son tour de table.

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

PME-TPE : L'intelligence économique n'est pas une option

Le chef d'entreprise a le nez dans le guidon ? Oui, mais il ne doit jamais oublier l'IE. Son expert-comptable peut être son premier agent de sécurité.

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

Histoire de jouets

A l’heure où le « made in France » est la mode, le Colysée consacre une exposition sur les Jouets de France.

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

L’épaisseur des rêves de Chagall

Après « Chagall et la céramique », le musée consacre une nouvelle exposition à ce peintre majeur du XXème siècle avec « L’épaisseur des rêves ».

Image illustrative Eco121, mensuel des décideurs des hauts de France
Publié le 05/12/2012 Eco121

Edward Hopper s’installe à Paris

Jusqu’au 28 janvier, le Grand Palais propose la première grande rétrospective de l’œuvre d’Edward Hopper.